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Entretiens mémoriels avec Colette Becker

Par Clive Thomson et Colette Becker

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Une femme libre raconte un parcours universitaire singulier

À travers ses entretiens avec Clive Thomson, Colette Becker livre un regard lucide et décapant sur trois quarts de siècle de vie intellectuelle française. De la Sorbonne de 1968 au Nanterre du xxie siècle, elle a formé des générations d’enseignants et de chercheurs et a été pionnière en matière de critique génétique des œuvres littéraires.

Spécialiste incontestée de Zola, Colette Becker a participé à toutes les grandes aventures éditoriales qui ont concerné Zola ces cinquante dernières années. Elle nous livre un témoignage précieux sur ses années d'enfant, pendant la guerre, d'un père officier réfugié en Suisse puis maquisard, d'une famille de tradition laïque, d'une jeune enseignante mise devant sa classe sans la moindre formation pédagogique, d'une femme enseignant dans une Sorbonne presque exclusivement masculine, des luttes de pouvoir et d'influence au milieu d'une massification des étudiants mal anticipée, des chemins tortueux de la reconnaissance internationale, des métamorphoses des relations avec les étudiants et les collègues au fil des évolutions de l'université et de la carrière.

Une sélection des articles les plus marquants de Colette Becker complète les entretiens, agrémentés par des clichés d'époque et complétés par une chronologie détaillée.

Fiche technique

Référence
460871
ISBN
9782350308715
Hauteur :
21 cm
Largeur :
15 cm
Nombre de pages :
240

Clive Thomson est professeur émérite de Littérature française à l’Université de Guelph et à l’Université Western Ontario (Canada), et psychanalyste. Il a notamment publié chez Atlande On croit comprendre le monde avec ça ! Entretiens mémoriels avec Henri Mitterand.

Compte rendu : Le Petit Chose, 2023, par Sébastien Roldan

On ne modifie pas une formule gagnante. Après un premier recueil d’entrevues avec Henri Mitterand paru en 2021, Clive Thomson publie cette année chez le même éditeur quatre nouveaux entretiens avec une autre éminence des études zoliennes et du naturalisme en littérature, Colette Becker. L’autrice des Apprentissages de Zola et de Zola: Le Saut dans les étoiles s’y livre avec spontanéité, franchise, sérénité.

La formule étant désormais éprouvée, ce second volume d’une série qui, nous dit-on, formera bientôt trilogie, réitère le pari de centrer les échanges sur la carrière universitaire du chercheur. Le livre comporte donc, à l’instar du premier, un court avant-propos de la part de l’intervieweur ainsi qu’un épilogue signé par son interlocutrice, en plus de fournir une chronologie de la vie de celle-ci et de lister tous ses travaux publiés. Le dernier tiers des pages reproduit six articles triés sur le volet. Représentatifs de la pensée de l’autrice, appliquée à l’étude de Zola, mais aussi à celle de Daudet et des frères Goncourt, ils témoignent de l’innovation et de la puissance des analyses textuelles d’une spécialiste qui, par exemple, a su consacrer à « La nuit mystérieuse de la chair » de Zola deux articles portant le même titre, très exactement! Parus à quinze ans d’intervalle, chacun dans un collectif canadien, ces deux articles sont si parfaitement différents dans leur façon d’appréhender le sujet que leurs conclusions, complémentaires et tout aussi percutantes l’une que l’autre, suscitent l’admiration.

Mais la réussite de ce petit livre sans prétention, où dominent l’amitié et la bonne humeur, gît dans les entretiens. On y découvre l’enfance, la formation laïque de la future professeure émérite, avec comme toile de fond la Seconde Guerre mondiale et le «confinement» de son père en Suisse: «on ne parlait pas de prisonnier », se rappelle-t-elle. Se dessine, au détour d’anecdotes amusantes, la trajectoire intellectuelle d’une jeune fille élevée en milieu rural français au mitan du XXe siècle, « c’était la campagne, quoi! » On lui a appris à coudre, à broder, à tricoter... mais de fil en aiguille elle a fait son chemin jusqu’à devenir assistante puis maître-assistant à la Sorbonne, où elle enseignera durant vingt ans au sein d’un environnement professionnel stimulant et respectueux, avant d’être victime d’une manœuvre bassement politique juste comme elle obtenait le statut de professeur.

Le livre entier vibre de l’énergie d’une chercheuse qui, ayant « toujours eu l’envie de travailler en équipe », a eu le bonheur de participer aux grands chantiers

des études naturalistes mis en branle au cours des cinquante dernières années : l’édition de la correspondance générale de Zola, l’édition des dossiers préparatoires, les séminaires Zola et Goncourt, le Dictionnaire des naturalismes, et ainsi de suite. Quelques fois, cette pionnière se prend à concéder, à propos de tel ou tel chapitre de sa carrière, que «ce n’est pas un bien bon souvenir». Heureusement, ni la mesquinerie tactique des uns ni les brutalités verbales des autres n’ont détourné Colette Becker d’un métier qu’elle continue d’aimer beaucoup.

Au-delà de la détermination nécessaire au succès d’une femme œuvrant au sein d’un milieu d’hommes, ce qu’on retiendra de l’impressionnant parcours tracé dans ce beau livre est sa façon d’illustrer, sans qu’il n’y paraisse, à quel point la vie du chercheur en lettres peut s’avérer remplie. Et ce, même après la retraite. Du moins est-ce l’impression qui se dégage à lire Colette Becker en ces pages.


Compte-rendu : Les Cahiers naturalistes, 2023, par Anne-Simone DUFIEF

Clive Thomson a publié, en 2021, un volume intitulé Entretiens mémoriels où il donne à lire ses entretiens avec Henri Mitterand. Le second opus est consacré à Colette Becker. Ce format original propose la lecture de quatre entretiens, d’une notice biographique, d’une bibliographie très complète et de cinq articles illustrant les centres d’intérêt de Colette Becker, ainsi que d’un cahier de photos.

Le principe n’est pas tant de construire un monument que de permettre à la communauté universitaire de mieux connaître un chercheur contemporain important. Les liens que Clive Thomson a noués avec Colette Becker, il y a près de cinquante ans, sont un atout pour ce livre qui est aussi un hommage à celle qu’il considère comme un modèle.

Le parti pris de l’interview, presque à bâtons rompus, est une excellente idée car cette forme souple restitue l’homme, ou en l’occurrence la femme, d’une manière immédiate et vivante ; elle ne fige pas et propose ce que les Goncourt appelaient un portrait en mouvement, instantané. Clive Thomson pose des questions tout à fait pertinentes qui font mieux connaître Colette Becker. Pour elle, les mots clefs, travail et courage trouvent leur origine dans une enfance où l’École et le savoir sont les valeurs essentielles, servies par des principes posés d’avance : la laïcité, la justice.

Ce volume d’Entretiens mémoriels est passionnant à lire. Colette Becker laisse les souvenirs remonter à la surface, tout en s’interrogeant sur leur fiabilité. Qu’a-t-elle oublié ? comment le temps les a-t-il modifiés ? Au fond, quel prix Colette Becker, toujours tournée vers l’avenir, accorde-t-elle à ce passé que Clive Thomson lui demande de ressusciter ?

« Comment la fille d’un instituteur d’une petite bourgade campagnarde devient professeur émérite dans une grande université parisienne. » Tel pourrait-être le sous-titre de ce livre. Le récit en quatre entretiens suit le cursus honorum de Colette Becker, il retrace le parcours exemplaire d’une femme née avant la Seconde Guerre mondiale, mais il offre plus que le biopic d’une héroïne de success story, il est une rencontre avec une femme passionnée et passionnante.

Le premier entretien, « Il fallait que je m’accroche... », nous fait découvrir un univers campagnard où le confort était rudimentaire. Le père de Colette, véritable « hussard noir de la république », a suivi le parcours exigeant que couronnait le Brevet d’Études Supérieures, un examen disparu dont le niveau était très élevé et qui conduisait aux concours pour intégrer l’École Normale d’Instituteurs. Leurs valeurs – Travail, Justice, Laïcité – (on dirait presque les titres des Évangiles de Zola) étaient fondatrices ; elles le furent pour Colette Becker.

Colette a fait très tôt l’expérience de l’école, comme le jeune Marcel Pagnol, elle devance l’âge et assiste aux leçons d’une collègue de son père. Elle est douée et sa mère pense qu’elle doit entrer au lycée ; elle passe l’examen d’entrée en 6e et entre au lycée de filles de Saint Sernin. Rien n’est semblable à l’enseignement du cours complémentaire, les matières diffèrent, Colette n’a presque pas de notions de latin, mais elle « s’accroche ». Elle y est scolarisée jusqu’en 1947 où elle est inscrite au lycée de Montluçon. Elle obtient ses deux baccalauréats en 1949 et en 1950. Son père souhaite qu’elle passe le concours d’entrée à l’École Normale Supérieure de Jeunes Filles (Sèvres) ; comme il n’y a pas de classes préparatoires à Montluçon, elle part pour Paris où elle est inscrite en Hypokhâgne et en Khâgne au lycée Fénelon. Elle y est pensionnaire : le règlement est strict et la quantité de travail énorme. L’enseignement est de haut niveau et les professeurs sont des femmes qui enthousiasment leurs étudiantes, Colette se découvre une passion pour le grec. Elle passe facilement les certificats de licence de la Sorbonne – moins exigeants que la préparation de Fénelon. Elle obtient sa licence d’enseignement, en passant en complément des certificats de philologie et de grammaire. De ces années de classe préparatoire datent de solides amitiés, comme celles de Maryvonne Guet ou Suzanne Guellouz qui, comme elle, parlait avec un accent chantant du midi, qui faisait sourire à Paris !

Le deuxième entretien, « J’ai beaucoup appris... », retrace la carrière de Colette Becker. Elle obtient son CAPES en 1956, puis l’agrégation de Lettres Classiques en 1957. De ce concours, Colette garde deux souvenirs : une récréation, elle se rend sur les quais à Paris pour voir passer la jeune reine Elisabeth II en visite d’état ; un souvenir déstabilisant : pendant sa leçon de grec sur L’Odyssée, elle ne peut s’empêcher de voir qu’un des membres du jury fait ostensiblement son courrier. Elle se jure de ne jamais faire de même.

Les concours obtenus, ce sont les débuts dans le secondaire. Puis elle est nommée assistante à la Sorbonne en 1968, elle ressent encore cette grande fierté d’avoir été cooptée dans cette université prestigieuse, qu’elle défendra toujours et qui pour elle reste le meilleur moment de sa carrière. Nommée en 1968, elle traverse les événements. De l’agitation du Quartier latin, elle garde des souvenirs presque agréables : les manifestations étaient souvent joyeuses et permettaient la libération de la parole. D’autres sont plus amers, Colette quitte le SNESSUP où elle était inscrite, écœurée que le syndicat refuse de condamner le groupe d’étudiants qui avait lacéré le portrait de Richelieu par Philippe de Champaigne.

Après 1968, Colette profite de la vie culturelle parisienne avec son mari, même si la venue de deux enfants rend les sorties compliquées. Elle s’initie à la musique contemporaine, elle assiste aux spectacles de l’Odéon, du TNP de Jean Vilar (au théâtre de l’Atelier, à Chaillot) et regrette d’avoir manqué le festival d’Avignon.

Colette se sent bien à la Sorbonne ; les rapports entre collègues y sont excellents. Chaleureux même. S’il n’y a alors presque pas de femmes professeurs, les maîtres-assistants sont à 50% des femmes. Les amitiés se nouent, la hiérarchie y est légère, en dépit des légendes.

C’est à la Sorbonne qu’elle commence sa carrière de chercheur, en soutenant, en 1970, une thèse d’université avec le professeur Jacques Robichez sur Pot-Bouille. C’est déjà un travail de génétique ! Et Colette découvre Zola alors qu’elle se serait peut-être orientée vers la littérature contemporaine. Elle inscrit en thèse d’État un sujet sur Zola – un auteur jusque-là tenu à l’écart des études de Lettres – avec le professeur Robert Ricatte, avec qui travaillent également Auguste Dezalay, Philippe Hamon et Roger Ripoll.

C’est alors que Henri Mitterand lui propose de rejoindre une équipe franco-canadienne en train de se constituer pour éditer la correspondance de Zola ; elle accepte et devient éditrice associée, responsable de plusieurs volumes. Elle découvre l’édition de correspondance et ses tâches multiples : retrouver les lettres, les recopier, les classer, les annoter. À ce stade, il faut aussi élaborer une méthodologie de l’édition de correspondance. Ce projet – rendu possible par un partenariat entre le CNRS et le Canada – est passionnant et très prenant. Colette se rendra très régulièrement à Toronto pendant ses vacances d’été pour y travailler. Elle y nouera des amitiés.

La thèse d’État profite de ce travail, mais elle prend aussi du retard. Colette ne la soutiendra qu’en 1987. Robert Ricatte a été remplacé comme directeur de thèse par Henri Mitterand.

Dans le troisième entretien, «Ce qu’il fallait pour mieux comprendre... », Colette Becker évoque le travail éditorial et les colloques auxquels elle a participé. Elle a donné de nombreuses éditions, à Garnier Flammarion et à Garnier Frères, des œuvres de Zola, de Daudet. Elle a participé à des volumes collectifs. Elle a édité des œuvres de Zola, chez Bouquins, un « Dictionnaire Zola ». Elle a dirigé une collection chez Bréal. Elle édite chez Champion les dossiers préparatoires des Rougon-Macquart. Ces expériences d’édition permettent des collaborations amicales avec Véronique Lavielle ou Gina Gourdin-Sevenière. Colette Becker touche également du doigt les tensions des milieux éditoriaux ; la concurrence entre maisons d’édition est très rude et ces rivalités indignent Colette Becker pour qui l’intérêt scientifique des projets doit primer sur la rentabilité ou les querelles d’ego.

Les colloques ont occupé une grande place dans sa vie universitaire. En France d’abord. Les années post-1968 ont vu s’épanouir des écoles de recherche, de « nouvelle critique » qui contestaient agressivement le travail de collègues plus classiques. Ainsi le colloque de 1976 à Cerisy laisse-t-il à Colette un mauvais souvenir : mépris, arrogance, méchanceté qui rendaient les débats très pénibles. Colette n’en est pas ébranlée ; pour elle la mise en contexte historique et sociologique des œuvres est une méthode scientifique valable et elle admire les travaux de Claude Duchet.

Heureusement, d’autres colloques sont plus plaisants à se remémorer. Valenciennes, Montréal, Berlin, Paris, Sao Polo, New-York, l’Italie... Colette est invitée à donner des cours à l’étranger : au Canada, en Italie, à Berlin. Elle aime ces voyages qui permettent de confronter idées et recherches et qui sont l’occasion de rencontres et de ce travail en équipe qui est pour elle le meilleur stimulant intellectuel. Les USA lui font découvrir des tendances qui ne sont pas encore arrivées en France : les littératures africaines, les gender studies, le féminisme. C’est l’occasion de mesurer les différences d’approche : admiratrice de Simone de Beauvoir, Colette est féministe comme on l’était à sa génération, en revendiquant l’égalité entre hommes et femmes. Le mouvement « Me Too » la laisse perplexe.

À saut et à gambades, de minuscules et plaisantes anecdotes émaillent le récit : quelle frustration de ne pas descendre dans la mine à Valenciennes, car elle est interdite aux femmes ! Quel plaisir de découvrir des œuvres d’art dans les musées des villes ainsi visitées ou de magnifiques paysages !

Le dernier entretien, « J’ai beaucoup aimé mon métier », revient sur le travail universitaire. Colette fait l’impasse sur les années passées à Amiens, une nomination qu’elle n’a pas souhaitée. L’arrivée à Nanterre marque un retour, sinon vers la Sorbonne chérie, du moins dans une grande université parisienne où elle se sent bien. Elle occupe la fonction importante de présidente de la commission de spécialistes, qui en dernière instance choisit les collègues – professeurs et maîtres de conférences. Colette expose dans cet entretien les différences entre le système universitaire en France et à l’étranger. Souvent requise pour des soutenances de thèse en France, mais aussi en Espagne, en Italie, en Allemagne, elle compare les pratiques universitaires.

Naturellement, le travail de recherche continue : elle organise des colloques à Nanterre ; elle participe aux travaux de l’Équipe Zola à l’Item, mais aussi, car la curiosité de Colette est une marque de sa personnalité, à ceux des séminaires Goncourt, Mérimée et aux colloques Daudet qui se déroulent à Fontvieille.

La retraite ? « On ne peut pas s’arrêter pile ». Le travail prime – surtout s’il peut être lié à un groupe amical – et fidèle à sa devise, « si c’était possible, c’était faisable », elle continue à siéger dans des jurys de thèse, elle se rend à de nombreux colloques. Elle poursuit son activité éditoriale par exemple en dirigeant Le Dictionnaire des naturalismes. Elle se consacre à l’immense travail d’édition des Dossiers préparatoires des Rougon- Macquart chez Champion.

Elle profite un peu plus, peut-être, des loisirs culturels parisiens - théâtre, cinéma, expositions - et de la lecture. Elle avoue préférer relire - Aragon, Le Clézio -, mais elle apprécie l’émission la Grande Librairie animée par François Busnel, qui lui permet de se « faire un esprit critique » et dont certains invités l’ont impressionnée comme Bernard Rougier auteur d’un essai Les Territoires conquis de l’islamisme.

Ce livre, qui fourmille de souvenirs, de réflexions et d’anecdotes, est un témoignage passionnant et sans concessions. Nul mieux que Clive Thomson, professeur de littérature et psychanalyste, ne pouvait confesser une amie de plus de cinquante ans et une collègue qui l’accompagna dans ses premiers travaux sur Zola.


Compte rendu : Fabula, octobre 2023, vol. 24, n° 9 par Adina Balint

« Colette Becker, spécialiste d’Émile Zola : la lucidité de la mémoire »

Il tombe bien, le titre Quand c’est possible, c’est faisable ! rassemblant des entretiens de Clive Thomson avec Colette Becker (1932-), spécialiste reconnue d’Émile Zola, à un moment d’hésitation sur ce qui est possible dans un monde secoué par la pandémie de la covid-19, le dérèglement climatique et la prolifération de l’intelligence artificielle. Hier comme aujourd’hui, la question demeure pertinente : le possible, est-il faisable ? Ou encore, faire est-il toujours possible? Ces conversations sur la vie intellectuelle et la littérature mettent en résonance le passé et le présent en nous conviant à réfléchir à ce qui est possible de réaliser ou de mettre en suspens au fil d’une carrière de recherche et d’enseignement universitaire.

On peut lire ce recueil de quatre entretiens de plusieurs manières : ils suivent la vie intellectuelle de Colette Becker, née dans la Haute-Vienne, près de Limoges, et se présentent dans un ordre chronologique, depuis son entrée dans un lycée de Toulouse pendant la Seconde Guerre mondiale jusqu’à sa retraite en 2000, comme professeure émérite de l’université de Paris-X Nanterre. Clive Thomson, dix-neuvièmiste et psychanalyste à Toronto, au Canada, ami de plus d’un demi-siècle de la chercheuse aujourd’hui nonagénaire a réalisé ces entretiens dans la maison de Saint-Palais- sur-Mer de cette dernière, en août 2021. Le titre du recueil reflète l’éthique de recherche et d’enseignement de Becker, particulièrement sa détermination à faire avancer l’immense aventure que fut l’édition de la Correspondance de Zola au Centre Zola de l’Université de Toronto, à laquelle elle a activement participé, ainsi que son engagement auprès de ses étudiants et doctorants, en tant que directrice de thèse ou membre du jury.

Il est donc possible de suivre le fil thématique des sujets : école, famille, guerre, postes, édition de la Correspondance de Zola, thèse de troisième cycle et d’État, participation à des colloques universitaires, voyages, université de Paris-X Nanterre, transition vers la retraite, publications, lectures... Ou lire d’abord les entretiens sur l’enfance, la vie en famille, l’école, et ensuite, ceux consacrés à la vie universitaire ... À moins que l’on ne prenne les index et tente de reconstituer le fil de l’existence intellectuelle de Becker, celui des termes qui ont marqué son parcours (« agrégation », « Fénelon (lycée), « École normale supérieure », « Université de Paris IV – Sorbonne ») ou celui des auteurs et professeurs qui l’ont accompagnée (« Zola (Émile) », Le Clézio (Jean-Marie), « Ricatte (Robert) »), ou pourquoi pas celui des lieux des différents projets, tels « Naples », « Amiens », « Paris », « Toronto », « New York »...

On peut aussi commencer le livre par l’avant-propos signé par Clive Thomson qui évoque les « qualités personnelles et intellectuelles » de Colette Becker, « sa générosité, sa sensibilité, sa franchise, sa simplicité, son honnêteté » (p. 12) et poursuivre classiquement au gré de la chronologie du parcours de vie intellectuelle de la protagoniste : premier entretien, intitulé « Il fallait que je m’accroche », tissé autour de l’enfance, la vie en famille, la guerre de 1939-1940, les études secondaires et de licence ; deuxième entretien, « J’ai beaucoup appris », qui nous dévoile les premiers postes d’enseignante, la thèse de troisième cycle et d’État, mai 68, le travail pour l’édition de la Correspondance de Zola ; troisième entretien, « Ce qu’il fallait pour mieux comprendre », s’ouvre avec le poste à l’université de la Sorbonne Paris IV et passe en revue des participations marquantes à des colloques internationaux, de Toronto à Oxford et Cambridge, en passant par Cerisy-La-Salle, Jérusalem, New York et São Paulo, pour ne nommer que ceux-ci, et le quatrième entretien, « J’ai beaucoup aimé mon métier », qui nous livre un témoignage lucide sur les années passées à l’université de Paris-X Nanterre, sur les directions et jurys de thèse, ainsi que sur la transition vers la retraite, des publications scientifiques et des lectures.

Classiquement, mais de manière créative. Car c’est une pensée se développant par retours et reprises qui se découvre alors, au fur et à mesure de l’évocation des souvenirs de Colette Becker, conviant le lecteur ou la lectrice à réfléchir à son propre parcours, lui proposant en quelque sorte de la retrouver à travers ses lieux propres : littérature, recherche, enseignement, collaborations, et leurs configurations comme angles d’approche d’un parcours intellectuel parsemé d’insistantes notions : « travail en équipe » (p. 93), « annotations [...], notices biographiques des principaux correspondants de Zola » (p. 55) en vue de l’immense projet de la Correspondance, « lire, lire, lire [...]. Et puis [...] se faire un esprit critique, et [...] penser que la littérature ça marche avec le cinéma, ça marche avec la musique » (p. 96-97), conseils précieux de la chercheuse à des étudiants d’aujourd’hui. Peu à peu l’on voit adresser à Colette Becker des questions qui permettent de faire le lien entre le passé, d’avant la Seconde Guerre, et le présent : « Comment voyez-vous les étudiants qui ont suivi votre enseignement au cours de votre carrière? » (p. 95), « Pourriez-vous parler de vos directions de thèse ? » (p. 87), « Comment avez-vous vécu la transition vers la retraite après les années que vous avez passées à l’université Paris-X Nanterre? » (p. 89). On saisit le moment où son parcours d’études et de recherche s’ouvre vers une dimension plus large, au-delà du parcours personnel, pour témoigner de plus de cinq décennies de vie intellectuelle au vingtième siècle en France, sans ignorer les croisements internationaux occasionnés par la recherche.

Les quatre entretiens sont suivis d’un bref chapitre, « Derniers mots », rédigé par Colette Becker, où elle revient sur l’origine du projet de ce livre et passe en revue des moments marquants de sa vie de chercheuse. Ces quelques pages sont accompagnées par une « Chronologie des principaux événements de la vie de Colette Becker » et par la bibliographie de ses travaux académiques de plus de quinze pages, alors que la deuxième partie du volume est consacrée à une sélection d’articles de Becker portant sur la littérature du dix-neuvième siècle. Un choix de photographies, la plupart lors de rencontres professionnelles, avec des collègues et amis, y compris quelques images de l’enfance, avec son père, et de la jeunesse, avec ses deux filles, rendent ce parcours sensible et poignant.

Peu de réponses aux questions posées sont des acquiescements, Colette Becker résiste aux simples résumés, elle revient sans cesse sur les contextes, nomme ses professeurs, collègues et amis, se montre toujours prête à faire l’historique d’un événement, force sa mémoire et se prête au jeu des déplacements, reprend la trame de ses écarts : ainsi, à propos des auteurs contemporains qu’elle admire, elle mentionne Le Clézio, pour « son style qu’[elle] trouve oral ; c’est quelque chose qu’il faut lire à haute voix » (p. 99), dit-elle, pour ensuite évoquer sa jeunesse et le moment où elle a lu le livre La Fièvre, « j’étais jeune, [...] j’avais trente ans » (p. 99). À qui se sera plongé dans ce parcours singulier révélé par les questions habiles de Clive Thomson, plusieurs passages auront donné des éléments de recul nécessaires à entrer dans la complexité d’une vie et d’une carrière au vingtième siècle : il ne s’agit pas d’aller d’une « étape » à une autre, chronologiquement, mais de se dégager des frontières, de déplacer la disparité entre la « petite bourgade campagnarde du sud de la France », lieu de la naissance, et les « universités parisiennes », lieux de la carrière (p. 101) ; si possible, d’envisager des flux entre les espaces, les unités de temps, les disciplines (littérature, histoire, histoire des idées, édition critique) et les êtres.

Au final, le témoignage de Colette Becker sur sa vie intellectuelle, par-delà la joie et l’intérêt des échanges avec Clive Thomson, ami de plus de cinquante ans, nous permet aussi à nous, lecteurs et lectrices, de continuer de réfléchir au possible et à sa mise en acte que les événements d’une existence génèrent. Il y a surtout cette phrase qui rappelle à la fois l’importance qu’il y a à se saisir de souvenirs et le fait que plonger dans la mémoire est une entreprise risquée : « Peut-on se fier aux souvenirs, [...] surtout quand il s’agit de ‘souvenirs’ très personnels et très anciens ? » (p. 105), mais non dépourvue d’espérance dans l’avenir. « J’ai tendance à oublier dans le passé tout ce qui est ou a été cause de souci, pour me tourner résolument vers l’avenir » (p. 105), avoue Colette Becker dans ses « derniers mots ». Une manière très juste de donner du souffle à l’adage du titre : Quand c’est possible, c’est faisable !